1. La loi de programmation 2019-2022 et de réforme pour la justice aurait pu incarner une avancée majeure en droit des majeurs vulnérables, et incorporer dans notre droit les recommandations – création d’une mesure unique de protection, la sauvegarde des droits, ayant plusieurs degrés ; renforcement du contrôle des comptes ; présence de l’avocat obligatoire pour le majeur concerné par la procédure, … – extraites de l’excellent rapport de Madame CARON DEGLISE, Avocat générale à la Cour de cassation, remis le 14 septembre 2018 à la Chancellerie. Malheureusement, il n’en est rien. Hormis quelques retouches, la loi du 23 mars 2019 constitue un recul dans la protection effective des majeurs vulnérables, aux antipodes des attentes des praticiens et des espoirs que chaque citoyen peut placer dans la loi.
2. Le leitmotiv de cette réforme est le souci de « simplifier ». Pour quelle raison alléger les procédures de contrôles ? Pour quelle raison faciliter certains actes en feignant de croire que la personne vulnérable n’est pas altérée ? Ici, l’encre du législateur sèche. Celle du défenseur des majeurs vulnérables que je suis s’insurge.
Permettre à des personnes fragilisées, altérées psychiquement, au consentement entravé ou abusé, d’accomplir certains actes sans contrôle, c’est, loin de servir leur dignité, porter atteinte à celle-ci. Présenter la mesure de protection comme une atteinte à la liberté, procède d’une inversion des valeurs : une mesure de protection est une sécurisation de la liberté d’une personne vulnérable, et constitue la garantie de sa dignité.
Symétriquement, permettre à un tuteur (dans le cadre d’une tutelle) ou à un habilité (dans le cadre d’une habilitation familiale) d’engager le patrimoine des majeurs vulnérables sans accord préalable du juge des tutelles, c’est porter atteinte à l’intérêt des majeurs protégés.
3. Cette régression concerne à la fois la personne (I) et le patrimoine (II) des majeurs vulnérables.
I – La régression de la protection de la personne des majeurs vulnérables
4. Deux illustrations : la fausse liberté du mariage (A), et l’ouverture du droit de vote (B), annoncées tambour battant.
A) La (fausse) liberté nouvelle du mariage
5. Jusqu’à la loi du 23 mars 2019, le mariage d’une personne en curatelle n’était permis qu’avec l’autorisation du curateur (à défaut, du juge) ; en tutelle, le mariage devait être autorisé par le juge, après audition des futurs conjoints et avis le cas échéant de l’entourage (art. 460 du Code civil).
Cette législation était adaptée, et aucun praticien (juge, avocat) n’avait jamais songé à la remettre en cause.
5.1. En tutelle, nombre de personnes sont célibataires ou veuves, de sorte que la question du mariage concerne très peu de situations. Au-delà, très peu de personnes en tutelle demandent à se marier. L’essentiel de ce public n’a pas l’aptitude à concevoir l’idée du mariage, ni à exprimer valablement, c’est-à-dire sans pression ni contrainte, un consentement.
Très clairement, en pratique, soit deux personnes en tutelle travaillaient dans un ESAT, et au fil du temps nouaient une relation sentimentale, puis vivaient ensemble. En pareil cas, si un projet matrimonial voyait le jour, la demande était présentée au juge qui autorisait bien évidemment le mariage pour peu que la personne confirmait ce projet.
Il en allait de même, dans le cas d’un couple vivant maritalement, dont l’un des membres est victime d’un accident lui laissant des séquelles intellectuelles. Si le majeur parvenait à verbaliser un consentement, le Juge autorisait le mariage après vérification des enjeux personnels (bientraitance) et financiers (vérification que les fonds provenant de l’indemnisation d’un préjudice corporel sont placés, donc protégés). Sages précautions.
5.2. Les véritables inquiétudes portaient sur les situations, beaucoup plus nombreuses, dans lesquelles une personne altérée psychiquement, et bien souvent aisée, était approchée par une personne non altérée, souvent bien plus jeune, qui avait trouvé là une proie facile. Faut-il que le prédateur soit amoral pour faire croire qu’il s’est épris d’une personne de vingt ans, trente ans son aînée, souffrant d’un Alzheimer avancé…
Dans ces cas d’abus de faiblesse, qui sont le quotidien de la matière, le passage par l’antichambre du juge des tutelles dissuadait un grand nombre de prédateurs (pas tous) de dicter au majeur une demande d’autorisation tremblante à l’attention du juge. En effet, en se présentant à l’audition, le risque était grand, pour le prédateur, que la supercherie apparaisse au grand jour, et que son identité soit connue de la justice. Le juge des tutelles ayant le pouvoir de saisir le parquet en vue d’une suite pénale.
Et c’est bien pour ces situations-là, de loin les plus nombreuses, que le verrou de l’autorisation préalable du Juge des tutelles faisait sens.
5.3. Depuis le 23 mars 2019, en curatelle comme en tutelle, le nouvel article 460 cc dispose :
« La personne chargée de la mesure de protection est préalablement informée du projet de mariage du majeur qu’il assiste ou représente. »
Ainsi, le majeur protégé désireux de se marier devra aviser le curateur ou le tuteur avant la publication des bans. Le curateur ou le tuteur pourra faire opposition (art. 175 cc), ce qui empêchera pour une année la célébration du mariage. Auparavant, cette opposition par le curateur ou tuteur devait être autorisée par le juge (qui avait, en tutelle, autorisé le mariage) – tel n’est plus le cas désormais. L’opposition doit être délivrée par huissier au majeur, à son éventuel futur conjoint, à l’officier d’état-civil.
Une fois l’opposition formalisée, les époux pressentis pourront à tout moment assigner le protecteur aux fins de mainlevée de l’opposition devant le Tribunal de Grande Instance qui devra rendre sa décision sous dix jours (délai commun à toute opposition à mariage, art. 177 cc).
5.4. Ce nouveau système est inefficace – et donc préjudiciable aux majeurs vulnérables.
A/ Il faut que le curateur ou le tuteur soit informé du projet de mariage – comment, sous quel délai – avant les bans, mais encore –, sous quelle forme : un simple mail, une LRAR, un acte d’huissier ? Gageons que beaucoup d’informations seront faites à Noël ou au mois d’août, au coeur des vacances…
B/ Une fois informé, il faut ensuite que le curateur ou le tuteur se positionne, ou actualise son appréciation, et pour cela rencontre son protégé : si l’accès lui en est interdit, fera-t-il opposition ?
C/ Si le protecteur (curateur ou tuteur) rencontre le majeur protégé, sous emprise, crédule aux serments d’amour de son manipulateur, le curateur/tuteur fera-t-il opposition ? Ira-t-il au bout de son courage en mettant fin par l’opposition à cette parodie d’union, ou préfèrera-t-il laisser le majeur dans son illusion – ce qui serait tellement commode. Tout dépendra de la force de caractère du protecteur, et de son éthique professionnelle.
D/ En l’absence d’opposition, une fois le mariage prononcé, il va de soi que le nouveau marié demandera à exercer la mesure aux lieu et place du curateur/tuteur, ce qui placera le majeur vulnérable dans une situation de plus grande sujétion, de maltraitance, et de relégation à l’oubli.
E/ En cas d’opposition, il va de soi que les possibles futurs mariés assigneront très vite le curateur/tuteur en mainlevée. Mais qui sera l’avocat du majeur ? Le même que celui de son « promis » ? Il y aurait conflit d’intérêts. La moindre des prudences serait que chacun ait son propre avocat. Si l’avocat du majeur s’aperçoit d’une emprise, ou d’une inaptitude à consentir, sa déontologie devra le conduire à refuser d’intervenir.
F/ Le majeur vulnérable et son époux pressenti font délivrer au curateur/tuteur une assignation en mainlevée : le curateur/tuteur doit alors prendre un avocat, puisque devant le tribunal de grande instance la représentation est obligatoire. Mais en cas, le curateur/tuteur étant assigné personnellement, les honoraires de son avocat pourront-ils être supportés par le majeur (qui a déjà le sien), ou le protecteur devra-t-il les supporter seul en cas de mainlevée ? Dans cette perspective, combien de curateurs/tuteurs procèderont sur leurs fonds professionnels propres à l’avance d’une dépense d’avocat pour soutenir leur opposition ?
En effet, le majeur a par définition déjà son avocat (que le tuteur devra régler dès lors que la convention d’honoraires est raisonnable et ne constitue pas un acte de disposition, et que le majeur est apte psychiquement à choisir un avocat) puisque c’est lui qui assigne le tuteur…
Et si le tribunal de grande instance prononce la mainlevée de l’opposition, les frais d’opposition pourront difficilement être imputés au majeur… et devront in fine être supportés par le curateur/tuteur…
G/ Par ailleurs, une fois l’assignation délivrée au curateur/tuteur, la procédure étant écrite, de quelles ressources probatoires disposera-t-il pour justifier du bien-fondé de son opposition ? Rappeler qu’un majeur altéré de 85 ans ayant des biens a été approché depuis plusieurs mois par une prédatrice de 40 ans qui l’illusionne dans le seul but de l’épouser afin d’hériter ensuite de sa fortune… suffira-t-il ? Comment réunir suffisamment de preuves en moins de dix jours… ?
Il n’est pas même prévu que le TGI accède automatiquement au casier judiciaire du futur marié (B1)…
Il n’est même pas prévu que le TGI puisse désigner, avant-dire droit, un médecin inscrit afin d’évaluer l’aptitude du majeur à consentir en conscience, sans pression ni contrainte, au mariage.
5.5. En définitive, dans bien des situations, si le curateur/tuteur ne fait pas opposition alors que celle-ci était légitime, le mariage se tiendra dans une salle des fêtes dépourvue d’invités, avec des témoins de complicité.
5.6. L’opposition pourra le cas échéant venir de la famille du majeur, la belle affaire : bien souvent, les majeurs en tutelle n’ont plus de famille, ou pas de famille proche. Et quand ils en ont une, les futurs mariés n’ont aucune obligation de l’informer ! Ce n’est pas la publication de bans (qui donne une visibilité aussi faible que symbolique) qui peut fonder sérieusement une connaissance… Et à supposer que la famille éloignée l’apprenne, quel cousin ou neveu n’ayant aucun lien cordial avec le majeur prendra l’initiative d’une opposition, donc le risque d’un procès, pour s’opposer à ce mariage d’un parent altéré avec une personne dont il ne sait rien…
5.7.Devant ce désastre annoncé, il faudra que le curateur et la famille (si elle existe) fasse bloc dès le stade de l’opposition. Et sans doute, pour le curateur/tuteur, anticiper au maximum ce risque d’abus de faiblesse, en nourrissant le dossier de protection le plus possible…
A défaut d’opposition, ou en cas de mainlevée de l’opposition, le mariage aura lieu, et il sera ensuite très difficile au juge des tutelles de s’opposer à la candidature du nouvel époux… comme tuteur ! Une annulation rétroactive du mariage sur le fondement de l’article 414-1 cc (insanité d’esprit) ou de l’absence de consentement (arti. 146 cc) étant particulièrement délicate à obtenir.
Valéry MONTOURCY
Avocat au Barreau de Paris
Droit des majeurs vulnérables (sauvegardes, curatelles, tutelles, hospitalisations)
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